Mode & IA : La confidentialité des cabines d’essayage virtuelles
Le secteur de l’industrie de la mode rencontre une fois de plus les mérites de l’intelligence artificielle - mais cette fois-ci, il emmène la technologie dans ses cabines d’essayage.
L’intelligence artificielle, ainsi que les technologies de réalité virtuelle et augmentée sont exploitées pour faire face au problème sans précédent des boutiques en ligne, conséquence de la pandémie actuelle.
“La technologie adaptée” (ou “fit technology”) n’est en aucun cas un nouveau domaine et les entreprises tentent depuis des années de perfectionner l'art de l'essayage en ligne, en se concentrant principalement sur l'amélioration de l'expérience du commerce électronique. Cependant, en raison des mesures de sécurité qui ont été déployées dans la plupart des magasins dans le monde, cette technologie est maintenant envisagée pour remplacer rapidement l'expérience des cabines d'essayage qui était autrefois le principal argument de vente des magasins traditionnels.
Une telle technologie va nécessairement de pair avec des problématiques liées à la protection de la vie privée. Chez Gerrish Legal, nous avons beaucoup d'expérience dans le conseil aux entreprises travaillant avec l'IA et la technologie de réalité augmentée et nous avons ainsi voulu partager nos idées pour concilier les algorithmes de pointe avec le droit à la vie privée.
QUELLE SOLUTION APPORTE LES CABINES D’ESSAYAGE VIRTUELLES ?
Alors que la plupart des cabines d'essayage des magasins de mode sont fermées en raison du risque de créer des sites de contamination, des études récentes montrent que même si de tels équipements étaient disponibles, les consommateurs ne se sentent plus à l'aise de les utiliser.
Selon un livre blanc publié par First Insight, plus de la moitié des femmes et des hommes aux États-Unis ne se sentent plus en sécurité lorsqu'ils essaient des vêtements dans les cabines d'essayage, soit 65 % et 54 % respectivement, avec un pourcentage stupéfiant de 78 % de femmes qui ne se sentent plus en sécurité lorsqu'elles testent des produits de beauté.
Cela signifie que l’industrie de la mode et du maquillage pourrait être fortement touché, car les consommateurs vont désormais soit s'abstenir d'acheter des articles en raison de l'incertitude quant à leur ajustement, soit commander des produits qu’ils essayeront chez eux. Cette seconde option pourrait avoir comme conséquence l’augmentation du taux de retours des articles. Selon Vogue Business, la coupe est la principale raison des retours du commerce électronique de la mode, ce qui explique la volonté croissante des boutiques en ligne de proposer la possibilité d’essayer virtuellement les articles.
COMMENT CETTE TECHNOLOGIE FONCTIONNE-T-ELLE ?
Pour que ces technologies d'essayage virtuel fonctionnent, des mesures précises et des préférences personnelles sont nécessairement requises - ce qui implique la transmission de données confidentielles dans l'espoir que le jean sur lequel vous avez louché toute la semaine puisse vous aller.
À titre d’exemple, une entreprise leader dans ce domaine a utilisé l'intelligence artificielle afin de satisfaire au mieux leurs clients. Ces derniers fournissent des données sur leur taille, leur poids et leurs préférences en matière de coupe et des caméras 3D vont alors capturer 150 points de données sur leur corps en l'espace de 10 secondes - le tout par le biais d'une application sur leur téléphone portable.
Cet algorithme va ensuite combiner les informations récoltées avec sa base de données préexistante d'articles, de styles et de tailles pour in fine recommander les produits les plus adaptés de ses marques partenaires.
Une autre société a elle aussi récolté ces mêmes données et a prévu de les combiner avec la possibilité de scanner les codes QR dans les magasins pour que des recommandations personnalisées soient envoyées à votre profil sur leur application. De même, la technologie de numérisation 3D permet aux couturiers de prendre des mesures sans avoir à entrer en contact avec leur client, ou encore d’élaborer des cabines d'essayage en ligne où vous pouvez créer des vêtements sur vous-même via votre téléphone portable ou votre ordinateur portable. C’est notamment le cas d’H&M qui a lancé - en partenariat avec Google - le nouveau système "Coded Couture", qui permet aux utilisateurs de créer des looks et des tenues adaptés à leur mode de vie.
Désormais, les plus grandes enseignes ont tiré profit de ce que pouvait offrir l’IA. Notamment Zara a mis en place des cabines interactives qui possèdent des miroirs capables de scanner votre tenue et d’ensuite vous suggérer les accessoires ou autres vêtements correspondant à votre style.
La célèbre boutique en ligne ASOS a quant à elle intégré un “Fit Assistant” qui n’est ni plus ni moins qu’un outil d’IA capable de déterminer votre taille exacte en analysant les informations sur les vêtements et l'historique de vos achats.
QUELLES SONT LES PROBLÉMATIQUES RENCONTRÉES EN MATIÈRE DE PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE ?
En utilisant ces cabines d'essayage en ligne, les consommateurs transmettront leurs données personnelles aux fournisseurs de cette technologie, ainsi qu'à leurs fournisseurs et partenaires de marque (les revendeurs). La problématique ici est que ces données personnelles ne se limitent plus aux simples données de contact - telles que le nom ou l'adresse électronique -, mais comprennent des données biométriques sensibles.
Les données sensibles bénéficient d'une protection supplémentaire en vertu du règlement général sur la protection des données (RGPD). En tant que telles, les entreprises qui manipulent ces données personnelles doivent s'appuyer sur une base légale pour leur traitement en vertu de l'article 6 du RGPD, qui concerne le traitement de toutes les données à caractère personnel.
Mais de surcroît, elles nécessiteront également une base légale en vertu de l'article 9 du RGPD, puisque les données personnelles que ces entreprises utilisent sont susceptibles de constituer des données personnelles sensibles .
En effet, la forme du corps peut être assimilée à des données relatives à la santé et potentiellement révéler un état physiologique. Pour ce type d’utilisation commerciale de données sensibles, le consentement sera très probablement le motif approprié à invoquer en vertu de l'article 9 - puisque les autres bases offertes par cette disposition sont peu susceptibles de s'appliquer.
Toutefois, même si, en tant qu'acheteur, vous donnez votre consentement à un tel traitement, vous devez bien avoir à l’esprit ce à quoi vous consentez.
Par exemple, vos données personelles pourraient-elles être utilisées à des fins de marketing en ligne ? Pourraient-elles être vendues et utilisées par des entreprises de technologies publicitaires ? Seront-elles partagées avec un seul revendeur ou avec un consortium de revendeurs ? Vos données pourraient-elles être utilisées au profit d’outils existants de prévision des tendances ou utilisées pour le développement de certains produits ?
Ces questions devraient toutes être couvertes par la politique de confidentialité du responsable du traitement des données - qui devrait impliquer une transparence absolue et engager la responsabilité de son utilisateur autant que possible. Puisque les tailles peuvent varier selon les marques et les détaillants, ce processus pourrait nécessiter la transmission de ces données à de nombreux responsables du traitement des données et sous-traitants.
En outre, les données biométriques sous forme de scanners 3D de votre visage et de votre corps pourraient également révéler des données extrêmement confidentielles telles que le sexe, les origines raciales ou ethniques et les problèmes de santé potentiels ou existants. Ceci est important car la distorsion des données est un énorme risque encouru avec l’utilisation de l’IA et de la technologie automatisée : il s’agit du biais des données.
Un exemple célèbre est celui de l'algorithme de recrutement d’Amazon par l'IA, désormais abandonné, qui favorisait les femmes pour les postes de RH et les rejetait pour les postes plus techniques. Cela était dû au biais intégré dans l'algorithme, car le système était formé à partir de dossiers internes de la dernière décennie.
Par conséquent, les données utilisées pour former ces algorithmes sont cruciales. On peut soutenir que toute prise de décision automatisée par le biais de ces algorithmes ne devrait pas avoir d'effets juridiques significatifs sur les personnes concernées, comme le décrit l'article 22 du RGPD - et dans le pire des cas, les personnes concernées se verront simplement recommander des produits qui ne correspondent pas vraiment à leurs attentes.
Néanmoins, le traitement des données à caractère confidentiel doit être proportionnel aux raisons qui le motivent, avec ces entreprises imposant des mesures techniques et organisationnelles adéquates afin d’atténuer les risques qui pèsent sur les droits des personnes concernées en vertu du RGPD.
Ces mesures pourraient inclure l'anonymisation des données à caractère personnel de sorte que la personne concernée ne puisse plus être identifiée. Mais également l’idée envisageable d’une pseudonymisation des données confidentielles en vertu de laquelle, celles-ci ne pourraient être utilisées pour identifier une personne concernée sans informations supplémentaires. Ou enfin l’instauration d’une clé, qui serait conservée séparément et de manière sécurisée, par exemple par le biais du cryptage des données. Toutefois, de telles mesures peuvent être difficiles à appliquer lorsqu'il s'agit de données biométriques, en particulier si des images faciales sont utilisées dans un algorithme.
De même, la conservation de ces données peut poser problème si une personne concernée devait se rétracter de son consentement au traitement. Les responsables de leur traitement doivent être en mesure d'extraire et de supprimer les données d'une personne d'un ensemble de données à tout moment - ce qui est plus facile à dire qu'à faire lorsqu'il s'agit de technologie d'apprentissage automatique.
L’AVENIR
Si les entreprises qui déploient cette technologie réussissent à mettre en œuvre la protection de la vie privée dès la conception, à éliminer les biais dans les données de leurs algorithmes et à mettre en place des mesures techniques et organisationnelles sécurisées, cela pourrait constituer une opportunité considérable dans ce secteur et révolutionner la façon dont nous vivons l‘industrie de la mode.
Toutefois, pour que ce droit soit respecté, la protection de la vie privée doit être au premier plan des préoccupations de toutes les parties concernées, y compris des personnes qui transmettront ces données confidentielles.
Si vous avez des questions concernant la vie privée, l'intelligence artificielle ou les technologies automatisées, n'hésitez pas à nous contacter ! De même, faites-nous savoir ce que vous pensez de l'avenir des cabines d'essayage virtuelles !
Article rédigé par Manon Coste (VF) et Komal Shemar (VA) @ Gerrish Legal, août/septembre 2020 / Photo de couverture : Alexandra Gorn sur Unsplash